Les interactions des espèces sauvages dans les écosystèmes : la science comme tribune

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Biodiversité

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Patrick Giraudoux est professeur émérite d’écologie. À travers un cas pratique sur le renard, il pointe du doigt le manque d’arguments scientifiques dans les commissions départementales chargées de proposer les espèces classées ESOD (Espèces Susceptibles d’Occasionner des Dégâts, anciennement nuisibles) aux préfets. Il met en avant le programme CARELI, initié dans le Doubs, dans lequel l’ensemble des parties prenantes s’appuie intelligemment sur les “travailleurs de la preuve”. L’intention ? Mieux comprendre les interactions de ces espèces sauvages sur les écosystèmes, leur spécificité en fonction des territoires, qu’elles soient positives, neutres, ou négatives pour certaines. Puis proposer des solutions préventives afin de sortir d’une gestion hors sol, “datant du fonds des âges”. 

Le renard est un petit canidé extrêmement attachant. Par sa « bonne bouille », il suscite des débats et des prises de position passionnées, contrairement à d’autres espèces des mêmes écosystèmes qui, elles, ne suscitent pas la même mobilisation. Qui s’intéresse aux acariens oribates et aux vers de terre, dont le rôle dans le sol est essentiel, et ne survivent pas à son tassement ? Mais « le » renard existe-t-il ? En fait il existe mentalement pour beaucoup de personnes qui n’en ont jamais vu “en vrai”, en tant que héros des histoires pour enfants, ou de roman médiéval (Renard, le personnage, y est devenu si populaire qu’il a donné son nom commun actuel au goupil de l’époque), ou encore d’idée appelée “espèce”, c’est-à-dire pour les scientifiques « un ensemble d’individus susceptibles théoriquement de se reproduire entre eux ». Théoriquement, car c’est la définition d’une espèce: un renard vivant dans l’est de la Chine a peu de chance dans les faits de se reproduire avec une renarde bretonne. Mais l’animal que l’on tient au bout de ses jumelles (ou au bout de sa ligne de tir) n’est pas « le » renard, mais un renard. Un individu. Et ce renard appartient à une population de renards, d’individus, qui se reproduisent et interagissent réellement entre eux, en un lieu et dans un environnement donné.

Un système population – environnement

Ces interactions entre individus localisés évoluent dans un système population – environnement qui en façonne les caractéristiques dans l’espace et dans le temps. Une population de renards de la garrigue méditerranéenne, où, par exemple, les lapins peuvent-être abondants, n’est pas la même, n’a pas la même dynamique, et les mêmes impacts, que celle des systèmes pastoraux des plateaux du Jura, où abondent les campagnols en prairie, et ces deux populations, et les individus qui les composent, ne sont pas les mêmes que celle d’une plaine céréalière en Brie, ou encore en Alsace (où la protection de populations de Grand hamster contre les prédateurs est un enjeu supplémentaire). Dans le temps, une population de renards qui vient de subir une épidémie de gale sarcoptique ou de maladie de Carré, n’est pas la même que celle d’avant (composition en âge, génétique, etc.). Ce qui est vrai à un endroit, ou à un moment, pour un système population – environnement peut donc se révéler parfaitement faux à un autre pour un autre système population – environnement, y compris dans l’impact de la population (ou d’un individu) sur tel ou tel autre élément de l’écosystème. Dans une population, les individus peuvent, comme chez d’autres espèces comme le chien ou l’homme, avoir des comportements sensiblement différents de l’un à l’autre.

Opinions et fausses certitudes

Or la méconnaissance de ces différences populationnelles et de leurs variations individuelles conduit le plus souvent à adopter de fausses certitudes, à porter des jugements hâtivement généraux ou à appliquer des règlements sur « le » renard, renard essentialisé et théorique qui n’existe que dans les têtes. « Le » renard ne devient alors plus que prétexte à des conflits d’opinion entre groupe sociaux, dans des débats où il est plus important d’avoir raison  idéologique de l’autre que de s’appuyer sur la connaissance (scientifique) de la population en question (elle n’a la plupart du temps pas été étudiée), pour s’accorder sur des objectifs de gestion raisonnés aux échelles d’espace et de temps appropriés. Ceux-ci, dans un écosystème donné, doivent tenir compte de l’ensemble des espèces présentes. Généralement, ils s’effacent devant la pression de toutes sortes de lobbies et de leurs intérêts particuliers pour telle ou telle espèce, ou telle ou telle position éthique. Le renard n’est pas la seule espèce – prétexte dans ce cas, hélas.

L’exemple de l’échinococcose alvéolaire

Par exemple, le rôle du renard dans la transmission d’un vers parasite, l’échinocoque alvéolaire, était jusque dans les années récentes régulièrement évoqué pour justifier sa mise sur la liste nationale « des espèces susceptibles d’occasionner des dégâts ». S’il est indéniable que l’espèce est bien l’hôte définitif principal de ce parasite, qui peut causer chez l’homme une maladie rare mais grave, l’échinococcose alvéolaire, toutes les populations de renards ne sont pas hôtes du parasite. Il ne circule pas, par exemple dans le sud de la France, entre autres pour des raisons climatiques. La question se posait donc, pour les zones où sa présence est avérée, de savoir si la diminution de la population de renards pouvait conduire à une diminution de la proportion et du nombre de renards infectés. Une expérimentation à laquelle j’ai été associé fut ainsi tentée par une équipe de l’ELIZ et de l’ANSES dans la région de Nancy (Comte et al., 2017). L’aire d’étude fut divisée en deux zones, une de 693 km2 au nord, et une autre au sud, témoin, de 585 km2, de novembre 2008 à avril 2012. Le protocole a consisté à contacter les chasseurs et les piégeurs de la zone nord en leur demandant d’augmenter le prélèvement de renards. Parallèlement, une autorisation administrative fut délivrée aux personnes agréées pour tirer les renards de nuit. Dans la zone sud, le prélèvement fut limité au minimum nécessaire pour évaluer la prévalence du parasite. En tout, 872 renards furent prélevés, avec une pression de prélèvement 1.35 fois plus élevée dans la zone nord. Malgré cet effort conséquent, non seulement la population de renards n’a pas été réduite, mais une augmentation de la prévalence de l’échinocoque multiloculaire de 40 % à 55 % fut observée, alors qu’elle restait stable dans la zone témoin adjacente. Une étude antérieure, conduite de 1995 à 1999, a profité de la décimation non-intentionnelle d’une population de renards du fait de traitements chimiques contre les pullulations de campagnols (Raoul et al., 2003). Il a pu être montré que cette décimation avait eu pour effet de réduire la contamination environnementale par l’échinocoque alvéolaire. La première étude montre clairement que la régulation de la circulation du parasite par les moyens habituels de tir ou de piégeage du renard n’est pas effective, et est même contre-productive. La seconde montre que pour obtenir l’effet désiré sur la circulation du parasite en diminuant la population de renards à un niveau très bas et en le maintenant sur le long-terme, il faudrait mettre en œuvre des moyens éthiquement, logistiquement et écologiquement inacceptables. Ce d’autant que la meilleure des préventions consiste à engager les personnes à ne pas manipuler de renards, à clôturer leurs jardins et à vermifuger leurs chiens et chats. Des moyens prophylactiques supplémentaires peuvent même être appliqués localement si nécessaire, comme la vermifugation par des appâts des renards fréquentant les abords des habitations, avec l’avantage de ne pas déstabiliser la population et donc de ne pas laisser la place vide pour de nouveaux arrivants infectés (Comte et al., 2013)

Sortir de l’impasse en changeant de méthode de travail

Ces exemples montrent que la question des “espèces susceptibles d’occasionner des dégâts”, comme des autres espèces d’ailleurs, ne peut plus être traitée avec des concepts hors sol, indûment globalisants qui assimilent une population à toutes les populations de l’espèce. Les croyances, les modes de prise de décision qui en découlent, n’ont guère évolué hélas, dans la pratique, depuis le fond des âges. Les raisons propres et les opinions de chacun se revendiquant “spécialiste” sont alors confrontées en commission, sans que connaissance du système population-environnement concerné, basé sur des preuves locales sérieuses et pertinentes et le doute critique, soit obligée. Les avis contradictoires sont alors arbitrés par une autorité, le préfet, dont les compétences réglementaires sont certifiées par la loi à l’échelle d’un département. Mais les compétences réelles de ses services dans le domaine écologique (traditionnellement plutôt agronomes, forestiers ou vétérinaires), et la nécessaire distance aux lobbies traditionnels ou du moment, peuvent souvent être légitimement questionnées, l’expérience le montre. De plus, les départements ne sont souvent pas écologiquement homogènes, ce qui est rarement pris en compte dans les décisions.

Dans le département du Doubs, c’est pour sortir de cette impasse de la commission départementale chasse et faune sauvage qu’a été mis en place le dispositif Careli (https://zaaj.univ-fcomte.fr/spip.php?article115). Il s’agit ici que l’ensemble des parties prenantes puisse concevoir collectivement, avec l’appui de chercheurs (des “travailleurs de la preuve”), des protocoles d’observation et apporter des preuves partagées réunies en commun, et donc des connaissances pertinentes par rapport aux questions posées prenant en compte la complexité, la plupart du temps sous-estimée, des systèmes écologiques. Je suis personnellement convaincu que la lutte contre l’effondrement actuel de la biodiversité ne peut se contenter sur le long terme d’être la résultante hasardeuse de conflits entre lobbies en opposition permanente et en demande constante d’arbitrage d’une autorité administrative. Mon effort actuel de chercheur, dans Careli, porte sur ce que les questions qui tournent, par exemple, autour des populations de renard, une espèce qui n’est actuellement pas menacée (Delcourt et al., 2022), puissent servir d’exercice et de modèle à un changement de positionnement et de méthode de travail de l’ensemble des parties prenantes de l’espace concerné.

Patrick Giraudoux

Professeur émérite d’écologie à l’Université Bourgogne Franche-Comté. Il est l’auteur de l’ouvrage “Socio-écosystèmes. L’indiscipline comme exigence du terrain”, qui traite de la manière dont l’enchevêtrement des forces écologiques, sociales et économiques fait émerger les dynamiques complexes qui conditionnent le fonctionnement des écosystèmes, la préservation de la biodiversité, et l’habitabilité de la terre. Il participe actuellement comme auteur principal à l’évaluation nexus de l’IPBES.

Crédit Photo : Didier Pépin

Références:

Comte, S., Raton, V., Raoul, F., Hegglin, D., Giraudoux, P., Deplazes, P., Favier, S., Gottschek, D., Umhang, G., Boue, F., Combes, B., 2013. Fox baiting against Echinococcus multilocularis: Contrasted achievements among two medium size cities. Preventive Veterinary Medicine 111, 147–155. https://doi.org/10.1016/j.prevetmed.2013.03.016

Comte, S., Umhang, G., Raton, V., Raoul, F., Giraudoux, P., Combes, B., Boué, F., 2017. Echinococcus multilocularis management by fox culling: An inappropriate paradigm. Prev Vet Med 147, 178–185. https://doi.org/10.1016/j.prevetmed.2017.09.010

Delcourt, J., Brochier, B., Delvaux, D., Vangeluwe, D., Poncin, P., 2022. Fox Vulpes vulpes population trends in Western Europe during and after the eradication of rabies. Mammal Review n/a. https://doi.org/10.1111/mam.12289

Raoul, F., Michelat, D., Ordinaire, M., Decote, Y., Aubert, M., Delattre, P., Deplazes, P., Giraudoux, P., 2003. Echinococcus multilocularis: secondary poisoning of fox population during a vole outbreak reduces environmental contamination in a high endemicity area. International Journal For Parasitology 33, 945–954.